Critique Tricéphale de Selfie

Selfie de Víctor García León avec Santiago Alverú et Macarena Sanz, 2017, 1h25.

Photo: IMDB

Bosco, fils de politique condamné et arrêté pour corruption, détournement de fonds et plusieurs dizaines d’autres délits est soudainement catapulté hors de son monde de luxe et de caprices. Au milieu de la vague contestataire Podemos et Los Indignados, Bosco apprend à connaître l’Espagne populaire, ballotté entre naïveté utopiste et conservatisme rassurant.

The Watcher : Selfie, à l’instar de Ira l’an dernier, est un film de fiction qui joue avec les codes de réalisation des documentaires. Ici, le film suit Bosco comme un candidat de téléréalité, l’accompagnant dans sa chute et ses manœuvres minables pour survivre. Imbécile heureux gâté pourri, l’arrestation de son père brise son cocon de sécurité oisive et le confronte à son isolement .

Dolores : Cette année, on a été gâtés sur ce type de docu-fictions brouillant la frontière entre la réalité et l’imaginaire. Je pense à Colossal qui met en scène de faux reportages à l’intérieur d’un long métrage de fiction et confronte notre regard sur ce que l’on pense être véridique. Mais le film Análisis de Sangre Azul (lien vers la critique que j’ai faite quand elle sera en ligne) est encore le meilleur exemple dans la sélection de cette année puisque les réalisateurs vont jusqu’à utiliser des images d’archives pour donner l’illusion du réel dans leur récit pourtant monté de toutes pièces.

L’étrange projet de Análisis de Sangre Azul, qui mêle prises de vues fictives et images d’archives.

Gonzobob : Je n’ai pas posé la question au réalisateur, qui était présent lors de la séance, tant la réponse me paraissait évidente, mais le film est marqué et traversé par un humour so british, un peu à la manière de ce que développent Ricky Gervais et Stephen Merchant depuis le début de leurs carrières. Devant Selfie on pense instantanément à des séries comme The Office (U.K.) ou encore Life’s Too Short, avec un humour de situation principalement basé sur le malaise, avec des personnages principaux qui s’enfoncent tout seuls dans des imbroglios inextricables, provoqués uniquement par le fait qu’ils sont d’obtus et odieux personnages. Un équivalent américain serait le Curb Your Enthusiasm / Larry et son nombril de l’excellent Larry David.

Dolores : J’ai particulièrement apprécié le fait que l’humour tourne autour de sujets politiques et actuels (lien vers mon article sur l’humour espagnol quand il sera en ligne) . C’est délicat dans le climat de tension actuel de l’Espagne de réussir à ne heurter aucune sensibilité, mais ce film y arrive brillamment grâce à un principe simple : n’être jamais manichéen et en mettre plein la tronche à tout le monde, sans distinction ! Le réalisateur l’a d’ailleurs bien dit lors de la rencontre : il voulait mettre en scène « un idiot de droite et une idiote de gauche ». Le pari est vraiment réussi. Le film contribue à resituer le débat politique sur la volonté du peuple et non sur le clivage «  droite – gauche » qui semble, face à des mouvements comme Podemos, complètement dépassé. Le film est militant, mais pas simpliste, et que ça fait du bien de voir un film au ton aussi rafraîchissant sur des sujets aussi sérieux !

L’idiot de droite et l’idiote de gauche. (Source : http://www.universocinema.com/UC%20CRITICAS/Selfie.html

The Watcher : Je n’emploierais pas le terme militant mais je suis d’accord sur l’absence de parti pris. Ce qui m’a paru le plus rafraîchissant, c’est la satire de l’environnement politique espagnol qui est mordante mais conserve une certaine tendresse pour ses personnages. Les acteurs incarnent parfaitement leurs personnages ainsi que leurs idées. Gros coup de cœur notamment pour Macarena qui est aveugle et partagée entre l’idiot de droite et le naïf de gauche. Symbolisme flagrant de l’Espagne déchirée actuellement que nous a confirmé le réalisateur.

Gonzobob : Personnellement celui qui m’a le plus impressionné et de loin c’est Santiago Alverú, l’acteur qui joue Bosco. Il est tellement sincère et premier degré que l’on peut véritablement se demander s’il joue ou s’il est réellement comme cela dans la vie. C’est d’ailleurs ce qu’il a déclaré à l’issue de la séance, qu’il avait été casté parce qu’il ne jouait pas et se contentait d’être lui-même. Mais au visionnage du film c’est évident que ce gars-là est un acteur né, et même un acteur de comédie né, avec un sens du timing comique impeccable et un aplomb assez désarmant. Il n’a pas besoin de surjouer, bien au contraire, son jeu est assez « minimal » mais fait mouche sur chaque situation à laquelle est confronté son personnage. Les scènes de monologues de Bosco en face caméra, qui sont la marque de fabrique du mockumentary, sont les points culminants du film et sont bien souvent hilarants, notamment lorsqu’il débriefe son entrevue à la prison avec son père. Alverú a tout le temps une espèce de mine de gamin pris la main dans le sac, tout penaud et dépassé par tout ce qui lui arrive, et c’est tout à fait jouissif.

Dolores : Je ne peux qu’approuver l’excellence de cet acteur ! Mais s’il crève l’écran, les seconds rôles sont aussi excellents. Macarena est sincère, juste, et touchante dans sa naïveté risible. Son colocataire qui joue un grand benêt, le « trop bon, trop con » que l’on connaît tous, est absolument fabuleux avec ses faces d’ahuri mal peigné, mal fagoté, et qui semble toujours être le dernier au courant de tout. J’ai bien aimé ce qu’incarne ce personnage : une gauche jusqu’au boutiste dans ses idéaux, quitte à sacrifier son bien-être personnel pour le bien-être commun. La fin du film, où Bosco, Macarena et lui trouvent un terrain d’entente, semble d’ailleurs aller dans le sens du compromis pour réussir à cohabiter dans la paix et la (presque) bonne humeur. Et le groupe de personnages handicapés mentaux dont s’occupe Bosco à un moment dans le film est un véritable coup de cœur. Ils sont bien plus humains et lucides que leur tuteur, un comble !

Une belle rencontre qui commence à changer les convictions de Bosco. (Source : http://39.moscowfilmfestival.ru/miff39/eng/films/?id=39018

The Watcher : Alverú est absolument fabuleux, tant sur ses mimiques et gestuelle comiques que dans ses instants de drame, sa déambulation mélancolique lors des meetings politiques m’a personnellement très touché. Il n’a pas volé, contrairement à l’argent de son père dans la fiction, son prix d’interprétation du Festival. Le film respire l’humanité et la tendresse pour ses sujets, des protagonistes comme des figurants, notamment les handicapés que tu évoquais Dolores. C’est aussi dû à la réalisation qui sait traiter son sujet, tirant le meilleur de sa captation caméra à l’épaule et du montage qui construit un vrai récit road-movie immobile, où le voyage est accompli par son personnage principal. C’est une belle allégorie de l’Espagne et un bon récit humain comme je les aime dans les salles obscures.

Dolores : Clairement, le rythme effréné de ce road-trip en mode voyage initiatique est un excellent point du film. Le montage est rapide, et les cuts simultanés sur les mimiques désabusées de Bosco ou sur ses répliques toutes plus absurdes les unes que les autres rappellent presque le montage des podcasts sur Youtube. Il y a 200 répliques à la minute dans ce film où jamais le cerveau n’a droit à une seconde de répit. Efficace et prenant, ce film nous place à 100 pour cent au côté de son protagoniste au premier abord détestable mais que l’on se surprend à adorer. Le film n’est pas tendre avec ses personnages, mais c’est justement dans leurs défauts (si comiques) que l’on finit par les aimer autant que de proches amis. Et c’est finalement cette sensation que m’a procurée Selfie : l’impression de passer une bonne soirée avec des amis agaçants mais attachants, à refaire le monde bourrée autour d’une pinte de bière. C’est un film réconfortant vers lequel je n’hésiterais pas à revenir.

Gonzobob : D’accord là-dessus, un peu moins sur la tendresse vis-à-vis des personnages. Bosco par exemple commence le film en buvant du champagne à sa fête d’anniversaire, et le finit en buvant des canettes de Mahou (bière espagnole bon marché) en errant dans un meeting politique aux antipodes de ses convictions de petit bourgeois déchu. C’est encore une fois à l’image de l’humour anglais évoqué plus haut, qui sans être tout à fait cruel avec ses personnages ne leur laisse aucun moment de répit… Bosco n’est complètement accepté dans aucun des groupes sociaux qu’il essaie de squatter, et c’est de là que vient notre compassion en tant que spectateur, plutôt que de sa trajectoire qui est finalement assez rectiligne, il n’a pas vraiment changé au fil de l’histoire, en tout cas pas autant qu’il aurait pu, et qu’un personnage normal l’aurait fait. C’est aussi ça qui m’a fait adorer le film, cette espèce de morale douce-amère qui ne prend jamais véritablement parti tout en ayant un discours dense et cohérent sur une situation sociale et politique donnée, vue par le prisme d’un privilégié soudainement privé de tous ses repères. Le titre Selfie est aussi révélateur, il reflète le profond égoïsme de Bosco, dont les tribulations ne servent au final que sa petite personne.

Photo: IMDB

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