Interview de Lila Avilés, réalisatrice de La Camarista

Cette rencontre s’est déroulée le 26 mars 2019 à la Cave poésie dans le cadre du festival Cinélatino. Elle a été réalisée en anglais qui n’est la langue maternelle d’aucune des participantes. Les réponses ont donc pu être légèrement modifiées durant la traduction.

Crédit : L’Ecran

Qu’avezvous voulu transmettre avec ce film, et quelles ont été vos inspirations ? 

Ce film est né il y a longtemps, huit ans environ. Tout a commencé avec l’artiste française Sophie Calle. J’étais dans une bibliothèque à Mexico et je suis tombée sur son livre de photos Hôtel. Déguisée en femme de chambre dans un hôtel de Venise, elle a pris une série de photos sur le thème de l’absence, en se focalisant sur les effets personnels que les clients laissent dans les chambres. Cela m’a beaucoup intriguée, en fait. Je me suis dit que c’est génial, ce que des éléments matériels peuvent symboliser, ces objets qui sont là, qui ne sont pas vous, mais qui racontent quelque chose. Je viens du théâtre et j’écris des pièces. Mais je ne savais rien des femmes de chambre. L’inspiration du film vient à la fois de ce livre, de mon imagination, et d’un mélange des deux. J’ai ensuite fait des recherches, j’ai créé la pièce (ndlr : la pièce de théâtre La Camarista, à l’origine du film), puis j’ai eu envie d’en faire un film, et de parler de l’invisibilité. Cela a été un long cheminement, j’ai petit à petit mieux compris mon pays et les femmes de chambre qui y travaillent. Partout où je voyageais, je cherchais à rencontrer ces femmes. C’était tellement inspirant, mon esprit fourmillait d’idées, et j’ai eu peur de partir dans trop de directions. Mais une fois que j’ai saisi quel devait être le personnage principal, le reste a émergé naturellement. Je voulais entrer dans son âme, dans son univers. Avec ce film, j’ai voulu aller au cœur de beaucoup de choses qui m’importent. Cette histoire en contient plusieurs : cela parle d’absence, d’identité, de sexualité, de verticalité, et au milieu de tout cela j’aborde aussi la question d’être un étranger, et celle d’être une femme. 

Je n’ai pas fait d’études de cinéma, je suis plus une autodidacte et je travaille à l’intuition. Je me suis créé ma propre école, en quelque sorte. Pour ce qui est de mes influences cinématographiques, j’adore Kaurismäki, Cassavetes qui a cette connexion à l’amour que je trouve importante, Lucrecia Martel bien sur, Béla Tarr… Au Mexique, on a une profonde histoire du cinéma, on a eu l’époque du Cine de Oro de Mexico, c’était très puissant. Le Mexique a une tradition de conteurs, de storytellers. Il y a tellement de réalisateurs talentueux ici, notamment Tatiana Hueso qui est d’ailleurs en train de tourner en ce moment pour un film qui devrait sortir l’an prochain. Ce qu’elle crée est très fort.

Vous avez parlé de la narration. Dans votre film, il y a peu de dialogues justement, les choses sont exprimées sans forcément les dire. Pourquoi avoir choisi de ne pas tout expliciter ?

Parce que l’âme de mon film, c’est l’invisibilité et l’absence. En le faisant, j’ai compris, un peu intuitivement, que cette manière de raconter était celle qui collait le mieux à cette idée. Ce qui est intéressant, pour les spectateurs, c’est de ressentir cette invisibilité en tant que personnes habituées à voir. C’est un peu de la méditation, on entre dans un univers et on essaie de le vivre, de le comprendre humblement. Le monteur, qui est devenu un ami, me disait parfois durant le montage : “oh, je crois que je comprends mieux les femmes à présent” (rires). 

Le cadrage est très statique, avec peu de mouvements de caméra et une composition soignée. Pourquoi avoir fait ce choix ?

Eh bien, je suis obsédée par la composition. J’adore la photographie, et lorsque je suis en tournage, le moment que je préfère est avec le directeur photo. Comme je viens aussi du théâtre, j’adore voir les gens agir spontanément. Un professeur génial m’a dit un jour : la où se trouve l’œil, se trouve la vie. Il faut savoir regarder ce qui se trouve devant soi, sans chercher à trop l’expliquer.

Avezvous préparé chaque séquence précisément, ou était-ce plus spontané ?

Non, je n’ai pas préparé précisément. Lorsque l’on filme, il y a de l’adrénaline, on est le capitaine du bateau et il faut porter l’âme du projet pour l’équipe. Le plus important, c’est de jouer, même si on doit se tromper. Je ne fait pas de storyboards ou de choses comme ça, je préfère saisir le moment présent. J’ai écris le scénario, mais j’aime bien laisser du spontané. Dans le film, il y a des acteurs professionnels et amateurs, et les amateurs n’ont pas leur esprit encombré, ils s’expriment par l’intuition, avec leur corps, et c’est le plus important. Tout le monde est un acteur, en un sens, car on exprime tous quelque chose, intuitivement. Si je vous filmais, pendant cette interview, je pourrais saisir quelque chose de vous, et c’est ce genre de choses que je veux que la caméra enregistre.

Vous avez donc un casting professionnel et amateur ?

Oui, moitié-moitié. L’actrice principale en fait son métier. Elle vient d’une autre région du Mexique, Acapulco, plus tropicale, elle a une personnalité très différente d’Eve ! Mais en essence, elle a la tendresse du personnage, et c’est ce que je recherchais en elle. Pour moi, il faut qu’il y ait une alchimie. Acteurs, non-acteurs, directeur photo… Avec toute l’équipe, il faut qu’il y ait une confiance, qu’on se comprenne et qu’on soit soudés pour porter ensemble la même vision du film. J’ai été très fière de la communauté qui s’est formée, au niveau humain.

Avez-vous été influencée par votre expérience d’actrice pour diriger les acteurs ?

Oui, comme je le disais je n’ai pas vraiment eu de formation cinématographique, j’ai fait quelque clips au début. J’occupais tous les postes de la caméra au montage. Quand on comprend le travail des autres, on comprend les choses plus profondément. Je filmais tellement de rushes que c’était le bazar au montage, et je saisis mieux ce travail. C’est la même chose lorsque je joue au théâtre, je comprends ce que c’est que d’être acteur. Cela aide beaucoup. Ce que je préfère dans mon travail, c’est l’interaction humaine. Je ne pourrais jamais travailler dans des grosses productions où chaque acteur a son manager… Cela m’est arrivé parfois, en tant qu’actrice, de ne pas retrouver cette interaction humaine.

L’univers de votre film, où l’on ne voit presque jamais le dehors, a-t-il été inspiré de votre expérience théâtrale ?

Non, c’est dû au fait que je voulais faire un film sur le travail. Je savais depuis le début que je voulais que tout se passe en intérieur, je veux parler de cette tendance humaine à travailler, travailler, travailler… comme la chanson de Rihanna !

Vous disiez tout à l’heure que vous avez cherché à rencontrer des femmes de chambre, était-ce une en particulier, ou plusieurs rencontres qui vous ont inspirée

J’en ai rencontré beaucoup. Lorsque j’ai écrit la pièce, je résidais dans un hôtel que je connais bien. J’en connais un rayon sur le ménage, ma mère est une maniaque de la propreté et elle adore cette activité d’ailleurs ! (rires) Les femmes de chambres ont une telle qualité de travail, ce sont de vraies samouraïs de la propreté. Le film a beaucoup de couches, de niveaux de lecture. Il raconte une chose, mais aussi une autre, et une autre…

J’ai l’impression que votre film est constamment en équilibre fragile entre chaos et stabilité. Des chambres complètement sans dessus-dessous sont parfaitement remises en ordre, et Eve ellemême oscille entre calme et colère. C’est un thème important dans le film ?

Oui, dans les hôtels il y a de la vie qui se déroule, et il faut ensuite l’effacer pour les clients suivants. Le film parle de cette métaphore, chaque jour les femmes de chambre frappent à des portes de chambres qui ne s’ouvrent pas, ça parle d’ordre et de chaos, et aussi de méditation. En rangeant ce que les autres ont laissé, on comprend des choses sur soi-même. En faisant ce film, j’ai compris beaucoup de choses sur notre relation aux objets. Parfois, on peut mieux se connaître grâce aux autres, mais dans cette histoire c’est l’absence de l’autre qui nous révèle à nous-même. 

Dans ce film, les êtres humains n’ont quasiment pas d’interaction directe, ils communiquent à travers un téléphone ou une vitre, ou échangent quelques mots dans un ascenseur. Votre film montre-t-il l’individualité dans la société aujourd’hui ?

Bien sûr. Les gens sont séparés par des frontières, des murs. Ce serait magnifique que chacun puisse vivre sur sa terre avec sa famille. Mais c’est une autre histoire. Il y a aussi d’autres frontières, invisibles, entre les gens qui s’aiment, dans les relations humaines, au travail… Parfois, on a besoin d’un peu d’électricité pour que quelque chose se passe. 

Vous recommandez donc de s’électrocuter pour échanger avec les autres (ndlr : en référence à une scène du film) ?

(Rires) Non, même si certaines personnes ont besoin d’être secouées !

Qu’avez-vous préféré durant le processus de création de ce film ? La préparation, le tournage, l’après ?

C’était un processus tellement long. Je viens de nulle part, je n’ai pas étudié le cinéma, j’ai commencé avec des caméras pas chères, et maintenant nous voilà dans 63 festivals différents. Aujourd’hui je suis à Toulouse, d’autres membres de l’équipe sont à Hong-Kong, l’actrice principale (ndlr : Gabriela Cartol) va aller en Turquie, demain je m’envole pour New York, le producteur va aller en Espagne… D’abord le film n’est qu’une idée, après on filme et on se dit que c’est terminé, mais après on voyage ! Et on partage cette force avec les autres. On me dit souvent que cette histoire n’est pas autobiographique, mais elle l’est, en un sens. Il y a une part de moi en elle, et la part qui n’est pas de moi, je l’ai saisie chez les autres. C’est une aventure géniale, mais il faut aussi savoir s’arrêter. En juin, je m’arrête. Le film continuera, je le laisse aux spectateurs. Je vais revenir un peu sur terre. Mais c’est la plus belle aventure que j’ai jamais vécue.

Vous avez d’autres projets pour la suite ?

Oui, déjà… (rires). Depuis l’année dernière, j’ai un autre projet plus personnel sur ma famille. Ce sera une autre longue aventure. J’ai terminé le scénario, mais je ne veux pas me précipiter, chaque chose en son temps. Je commence à chercher des financements, cela va être plus facile grâce à ce premier film. Ce sera une histoire plus simple, mais avec toujours plusieurs niveaux de lecture, comme celle-ci. Je pourrai peut-être filmer l’année prochaine.

Votre film montre presque exclusivement des femmes. Le considérez-vous comme un film féministe ?

On m’a posé la même question à Paris. Le journaliste me disait : “il n’y a aucun homme dans ce film”. Mais non, il y a quelques personnages masculins. Nous sommes sur terre, et je suis une femme, alors je pense que j’ai un point de vue féminin. Je viens d’un pays très macho. Je pense que l’égalité, c’est le plus important. Je ne veux pas m’imposer et dire “je suis féministe !” Je souhaite que chaque femme puisse avoir une voix, que la libération des femmes soit possible dans chaque pays. Pour moi, c’est important d’être ici avec vous, deux femmes, et parler de ce film qui parle de femmes. Je suis consciente que beaucoup de femmes ont travaillé dur pour que je sois ici aujourd’hui. La libération est essentielle, mais tout en respectant l’égalité. Mon père est pour moi la personne la plus géniale du monde, et c’est un homme. C’est complexe, mais il faut s’entraider. C’est fou, c’est une question que l’on me pose souvent, juste parce que je suis une femme. Et j’aimerais que ce ne soit pas la question évidente à me poser. Je ne vois pas les hommes et les femmes comme en guerre.

Pendant ces huit ans, avez-vous eu des difficultés ?

Oui, nous n’avons eu que 17 jours de tournage. J’ai produit le film, et j’ai eu besoin de fonds pour la postproduction. On a dû assembler les rushes en un mois pour pouvoir présenter le film à un festival, puis encore un mois et demi de montage pour un autre festival, et au milieu de tout ça il y a eu le séisme au Mexique, et c’était très compliqué. J’ai dû déménager, car trois immeubles autour de chez moi s’étaient effondrés. Je ne pouvais pas m’occuper du film, même s’il le fallait, car il fallait aussi que je m’occupe de personnes ! Mon monteur, que j’adore, a été incroyable, il a tout pris sur lui. Cela a été une aventure. Lorsque l’on a un projet qui nous tient à cœur, il faut le faire jusqu’au bout. Que ce soit un livre, un tableau, de la médecine, il ne faut pas penser, il faut y aller. 

Une dernière question : quelle serait la question que l’on ne vous a jamais posée mais que vous aimeriez que l’on vous pose ?

Ah, bonne question ! Je suis heureuse… humm, je ne sais pas. La question pourrait être quelque chose sur le fait de faire de l’art… Simone Veil a dit quelque chose d’important, qu’il ne faut pas oublier de rester sur terre. En tant que réalisatrice, c’est important que notre création reste attachée à la réalité dans laquelle on vit, qu’elle soit transcendante, en quelque sorte. Avec toute cette folie, c’est facile de s’emporter, et je ne veux pas oublier l’interaction humaine. Je ne pense pas que c’était une question, mais plutôt un genre de réponse (rires). Si je reviens ici dans 10 ans, et que vous remarquez que j’ai changé, prévenez-moi, dites-moi de mettre des cailloux dans mon sac, que je reste sur terre. Les choses changent tellement vite. C’est important de rester normal, humain, dans tous les travaux qu’on fait. 

Entretien réalisé par Gracula et Stella. 

Add a Comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *