Interview avec Oliver Laxe, réalisateur de Viendra le feu

Viendra le feu

Filmer la nature sans jugement

Dans la brume intemporelle de la scène d’ouverture, des arbres chutent dans l’obscurité. À leurs pieds, une machine s’immobilise dans un face à face silencieux. L’atmosphère mystérieuse de cette scène nous plonge dans une ambiance contemplative et compassionnelle des rapports entre les êtres, elle amorce un questionnement ouvert sur la beauté. L’image est soignée, humide. La machine, filmée sans son conducteur, semble être une entité unique neutre. Son face à face pose déjà les bases d’un rapport entre la nature et la machine, par extension les hommes, qui apparaît comme une relation compliquée.

Viendra le feu conte l’histoire d’Amador, ancien pyromane libéré après deux ans de prison qui tente de revenir dans la communauté de son petit village de Galice. Malgré l’importance donnée à la fiction, le regard d’Oliver Laxe est celui d’un observateur qui refuse de prendre parti. 

Prédominante, la nature occupe les espaces et les relations humaines.

Quand Amador retourne auprès de la ferme familiale qu’il tient avec sa mère, Benedicta, cette dernière apparaît occupée à cultiver son potager dans l’humidité hivernale de la Galice. Plus tard, une escapade forestière la conduira à se réfugier dans le tronc d’un arbre, perdue dans ses pensées, dans l’unique bruit de la pluie dans les branches, comme une communion secrète entre la nature et cette vieille dame. La caméra est sensible, les images portent les marques des éléments de la nature, s’attardent sur les aspérités d’un tronc noueux, sur la mélasse de la terre après la pluie. Les longs plans sur les paysages de la Galice posent la quiétude de la campagne, ils prennent le temps de revenir à un rythme de vie moins effréné où les personnages sont en constante relation avec ce qui les entoure. Ils apparaissent inscrits dans leur environnement, au courant de la petitesse de leur place.

Les contrastes singuliers de cette région au nord de l’Espagne parcourt la pellicule. À travers un tournage séquencé sur presque un an, Viendra le feu montre cette terre filmée avec un amour profond du pays et à travers les différentes saisons, embrumée et froide l’hiver, aride et tendue l’été, dans l’espoir de montrer, avec une compassion touchante, des êtres traversant unilatéralement la souffrance et la beauté. 

Un film mystérieux

Et dans cette optique, le film d’Oliver Laxe refuse de poser un jugement qui offrirait une compréhension unique pour le spectateur. Bien que présenté comme ancien pyromane, Amador n’affiche pas d’obsession pour l’élément destructeur du feu. Son retour à la vie fermière est rendu difficile par les habitants du village aux yeux desquels il apparaît criminalisé, démonisé. Malgré ses tentatives de réinsertion, il est stigmatisé et se retrouve exclu du monde auquel il appartient mais où il ne parvient pas à revenir. Amador est un personnage aussi touchant qu’ambigu, perdu dans son mutisme et sa souffrance. Coupable ou non de l’incendie qui ravage son pays et son village, qui détruit les espoirs et les rêves des autres habitants, le film ne prendra pas parti. Il  est avant tout un individu qui souffre sans fatalité, comme tous les êtres de ce film. À travers le personnage d’Amador, Viendra le feu montre sans artifice un homme éprouvé et qui pourtant nécessite compassion. Benedicta, la mère âgée et pourtant vigoureuse et pleine de vie d’Amador, dira à ce dernier, alors qu’ils regardent les eucalyptus, qu’ “ils font souffrir parce qu’ils souffrent”.

Que penser alors d’Amador qui cherche la rédemption sans la trouver ? Le mérite n’a pas de place dans le film d’Oliver Laxe : c’est la nudité du cœur d’un homme qui touche le spectateur, qui m’a touché moi. L’absence d’image du crime d’Amador rend ce dernier abstrait, la condition du criminel est déstructurée pour ne garder que la souffrance d’un être déraciné. 

Dans ce film, la souffrance existe comme condition sine qua non de la beauté, non pas en qualité d’épreuves à surmonter pour être heureux, mais comme un sursaut d’honnêteté et de vérité, comme un portrait de la vie.

A travers la caméra d’Oliver Laxe, les émotions passent sans nécessairement être intellectualisées. L’histoire de Viendra le Feu est parsemée de mystères, d’ellipses et de non dits. On ne sait presque rien du passé d’Amador, qui semble partager un souvenir douloureux avec sa mère. Pourtant, l’intérêt du film ne repose pas sur cette information manquante. On en vient à accepter de ne pas totalement cerner les personnages du film, et de les prendre tels qu’ils sont. Laxe filme simplement l’amour, la souffrance, sans que ces émotions aient besoin de nous être expliquées pour être transmises. Ce sentiment de profonde empathie pour les personnages tient beaucoup à la performance des acteurs, qui parlent peu mais en disent énormément avec les yeux. La mère d’Amador est notamment incroyable (Benedicta Sánchez). On devine dans son regard qu’elle a quelque chose d’infiniment douloureux enfoui en elle, mais qu’elle a aussi un amour inconditionnel pour son fils. Cette position d’ignorance a pu être un peu frustrante pour moi au début, mais elle n’empêche finalement pas l’immersion dans le film. Tout comme le film n’a pas besoin de tout expliquer, la nature (humaine aussi) nous est présentée sans jugement, dans ce qu’elle émerveille comme dans ce qu’elle fait souffrir : on voit la forêt mutilée, ravagée, mais aussi belle et tranquille. Les nombreux plans ou Amador contemple le paysage nous offre une Galice brute, sans artifices, qui semble vivre devant nos yeux, comme un documentaire (c’est d’ailleurs par là que la carrière du réalisateur a débuté).

A la frontière de la fiction et du réel

En plus de la particularité d’être filmé sur des pellicules 16mm, la réalisation de Viendra le feu se distingue également par une caméra à la fois fictionnelle et documentaire. Si le Super 16 était particulièrement apprécié par les documentaristes pour sa légèreté et sa maniabilité (et son format économique)elle est principalement utilisée pour les courts-métrages et les productions télévisuelles et sérielles. Pour Oliver Laxe, la pellicule n’est pas une option, c’est une condition sine qua non pour tourner ses films. C’est également une prise de position intéressante pour un film aux protagonistes fictifs : elle réhabilite les Hommes en tant qu’êtres devant la caméra, à la même place que les animaux ou la nature. Néanmoins, Viendra le feu distingue et harmonise deux types d’images qui pourraient se penser antinomiques : des images fictives qui développent l’histoire d’Amador, et des images réelles d’une intervention des pompiers pour maîtriser un feu d’été en Galice. Incorporées dans la narration filmique, les images du feu ont été prises par Oliver Laxe et son équipe, mi-caméraman, mi-pompier le temps d’un été. 

Ces images documentaires incrustées dans l’œuvre fictive poussent le spectateur à les recontextualiser dans le film, elles le tentent à s’interroger sur leur sens. Le lien avec la pyromanie d’Amador apparaît évident dans la fiction, et pourtant rien ne pousse vers sa culpabilité ; le spectateur crée sa propre explication, à base de son expérience et de son propre jugement. Paradoxalement, l’immiscion d’images réelles dans la fiction ménage un doute, un questionnement dans le film. 

Avec son titre Viendra le feu, on ne peut s’empêcher de guetter les flammes comme le climax du film. Oliver Laxe crée par moment une véritable atmosphère de catastrophe latente, voire d’apocalypse imminente. Jeux d’ombres des arbres, collines embrumées et synthétiseurs inquiétants feraient presque penser à un film fantastique. On pourrait donc imaginer ce feu comme point d’orgue de l’histoire et de l’arc narratif de ses personnages. Pourtant, cette catastrophe en attente cohabite, étrangement, avec une grande sérénité. La caméra de Laxe capte d’une manière apaisante les saisons qui passent, les petits gestes quotidiens d’Amador, de sa mère et de leurs animaux. Attente et contemplation ainsi mêlées, la catastrophe redoutée finit par être à la fois climax de souffrance et spectacle étrangement poétique, à l’image d’une nuée de cendres qui dansent autour de la caméra au matin du drame. 

© Pyramide Films
Notre avis 

Stella : Viendra le feu est un film puissant, engagé et respectueux de ses sujets. Laxe prend le temps de laisser ses personnages et ses décors vivre à leur rythme, sans jamais cesser de captiver. 

Léna : Un film profondément humain qui ouvre à la contemplation et à la compassion, sans s’imposer au spectateur, libre de retirer ce qu’il veut de l’expérience.

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