Visages Villages

 © Allociné

Le documentaire d’Agnès Varda et JR, un des films les plus aimés de 2017, s’est envolé cette année jusqu’à Los Angeles, en compétition pour l’Oscar du meilleur film documentaire, sous le titre Faces Places (qui sonne presque aussi bien). Retour sur ce projet artistique plus alambiqué qu’il n’y paraît.

Une idée à la fois simple et ambitieuse

Sillonner les campagnes françaises à bord d’un camion-photomaton pour coller les portraits des gens sur leurs murs : tel est le projet que les deux artistes JR et Agnès Varda décident de raconter avec Visages Villages. Au cours du visionnage, ce documentaire évolue dans bien des directions, et le produit final s’avère être un peu différent de cette promesse de départ. Naviguant entre portraits de gens et mémoires personnelles, il devient un drôle d’objet filmique, ni tout à fait un documentaire, ni non plus une fiction, mais quelque chose entre les deux…

Quand la Nouvelle Vague rencontre le Street Art

Ce road-trip photo, dont le film narre la conception, part du croisement de deux univers artistiques. Agnès Varda est une petite vieille dame de 88 ans, mais c’est aussi une immense réalisatrice. Figure de proue de la Nouvelle Vague, elle tourne à partir des années 1950 de nombreux films et documentaires, en s’intéressant aux opprimés et aux minorités. JR, sous son nom de scène, chapeau et lunettes noires, est un jeune activiste-artiste urbain au mystère entretenu. D’abord graffeur en Seine-Saint- Denis, il est aujourd’hui internationalement reconnu pour ses collages photos grand format sur les murs du monde entier, de Shanghai à la frontière mexicaine, en passant par le sol du Panthéon. Dans sa démarche artistique, il cherche à faire participer les gens, à provoquer l’initiative collective et la rencontre. Il lançait notamment en 2013 la plateforme Inside Out, qui encourage l’action de groupe en permettant à chacun de faire imprimer ses photos pour ensuite les coller dans la rue. Si les carrières de ces deux artistes se sont finalement croisées l’année dernière, c’est peut-être à cause d’une passion partagée pour l’art qui vit sur les murs, et pour ceux qui les habitent. Agnès Varda, d’ailleurs, s’était déjà intéressée aux street artistes de Los Angeles dans le documentaire Mur, Murs, en 1981.

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Des œuvres à la merci du temps

Les deux compères partent donc à la rencontre des « gens du cru », comme ils disent, des villages de mineurs du nord jusqu’aux exploitations agricoles du sud, pour coller sur les murs les existences qu’ils croisent. Mais ces images ne sont pas destinées à durer : selon le type de support, celles-ci peuvent s’effacer en quelques semaines, voire même en une nuit, comme une de leurs photos lavée en quelques heures par la marée. JR ne le déplore pas : « les images éphémères, dit-il, j’ai l’habitude ». C’est que, au fond, le résultat matériel importe peu. Ce que nous montre le documentaire, surtout, c’est l’importance du processus artistique lui-même, qui est le fruit de rencontres en tous genres.

JR est connu pour ses installations éphémères à la frontière mexicaine. En octobre 2017, il dressait une longue nappe pour organiser un pique-nique géant de part et d’autre des barbelés, qu’il photographiait vu du ciel. Un geste artistique dont le but n’était pas de produire une œuvre matérielle, mais de capter un moment de partage, aussi court soit-il, entre les deux pays.

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Un projet collectif

Le projet autour de Visages Villages suit cette même voie : faire avant tout de la création artistique une rencontre avec l’autre. Lorsque Varda et JR font des séances photos, c’est l’occasion d’organiser une fête avec les villages alentours et de tourner des sketches avec qui voudra. L’existence même des collages, c’est donc de créer un rapprochement humain, quel qu’il soit, même métaphorique. Sur les murs se côtoient des gens qui ne peuvent le faire physiquement dans la vraie vie, comme cette fresque murale où deux groupes d’employés d’une usine aux horaires différents semblent se pencher les uns vers les autres.

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Les images deviennent aussi, parfois, un pont entre passé et présent. Ainsi, Varda et JR ont cœur à investir des lieux abandonnés, comme ce village de mineurs où il ne reste plus qu’une vieille dame, en dernière résistante de la désertion progressive des maisons lors de la fermeture de la mine. Les artistes décident alors de coller des photographies anciennes de mineurs sur ces lieux désertés, pour raviver, l’espace de quelques jours, les mémoires du village.

Briser la vraisemblance?

Au cours de leurs pérégrinations, le duo traite une grande variété de sujets, de la place des femmes dans le milieu des dockers du Havre aux chèvres d’élevage qui perdent leurs cornes. Pourtant, malgré la richesse du contenu, on pourrait critiquer les dialogues, surjoués, qui manquent de naturel. Les personnes interrogées semblent souvent réciter un texte, ce qui peut surprendre. On se demande alors ce que AV et JR sont en train de nous montrer : un documentaire ou une fiction ?

Dans une fiction, les acteurs interprètent des personnages, et dans un documentaire, ils apparaissent en tant qu’eux-mêmes. Mais ici, c’est un petit peu plus compliqué : les gens jouent leurs propres personnages, et chacun semble avoir choisi ses dialogues. Ici nous ne sommes plus devant des situations réelles reconstituées, mais devant des sketches assumés. Finalement, ce dispositif, qui gêne au premier abord la crédibilité que l’on accorde au film, a quelque chose de plus authentique qu’un documentaire classique : en donnant aux gens l’occasion de s’essayer au jeu d’acteur, il les fait directement participer à la création du film, tout comme ils participent au projet photographique.

Une dimension “méta” intrigante…

Comme AV et JR nous montrent la conception de leurs œuvres, le film lui-même se met en scène, dans son propre making of. Il s’ouvre sur le son d’un accordage de guitare, comme pour nous signifier que nous allons voir une œuvre pas aboutie, mais en pleine fabrication, avec ses imperfections et ses doutes. Visages Villages pourrait ainsi se regarder comme une sorte de documentaire sur un documentaire, ce qui lui donne une certaine humilité. C’est une intéressante mise en abyme, où l’on voit les artistes travailler à la fois sur leurs photographies et sur le documentaire qui présentera ce travail. Ainsi, l’équipe technique du film apparaît souvent dans le champ, filmée en train d’enregistrer les images et le son.

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Mais où va-t-on?

Dans sa structure, le documentaire passe du coq à l’âne, comme incertain de la direction qu’il doit prendre. On en vient à se demander quel est le but de ce projet photographique. Les images éphémères ne plaisent pas à tout le monde. Certains sont plutôt ennuyés de leur soudaine notoriété, comme cette jeune femme dont le visage, collé sur une façade de la place du village, a fait le tour d’instagram durant tout l’été. D’autres au contraire sont submergés par l’émotion, et d’autres encore restent indifférents. En choisissant de montrer ces retours positifs comme négatifs, AV et JR semblent adopter une attitude de remise en question constante, cherchant sans cesse de nouvelles pistes à explorer. Le spectateur progresse un peu comme les artistes, à tâtons, questionnant sans cesse la finalité de ce projet artistique.

L’idée de départ, telle qu’elle était annoncée dans la campagne Kiss Kiss bank bank qui a servi pour une partie du financement du documentaire, était de faire un film de 26 minutes. Il s’agissait au départ de « rencontrer des Provençaux, parler avec eux, faire leur portrait, leur en offrir, les agrandir en format géant et les coller sur des murs, des remparts, etc. » Finalement, Visages Villages durera 1h30, et s’il traite effectivement de ce qui était prévu durant la première heure, il emprunte ensuite des chemins plus personnels. Il est alors toujours question de collages photographiques, mais ils sont liés à la mémoire d’Agnès Varda, à ses projets et rencontres passés. Cela les conduit même tout droit… chez un certain Jean-Luc Godard ! Quel est donc le fil rouge de ce documentaire, qui nous promet des visages et des villages? Le titre n’est-il là que pour la rime ? S’il y en a un, c’est peut être le temps. Les images éphémères offrent une réflexion profonde sur le temps qui avance, inexorablement. Elles ravivent, pour un instant, des rencontres brèves et des souvenirs fugaces, sans chercher à les rendre éternels. La mise en scène offre quelques plans magiques dont la composition crée de belles métaphores visuelles, comme celui ou AV et JR parlent du temps qui passe trop vite, sur une plage à marée basse, en résistant au vent sableux qui leur court entre les jambes.

Alors si les divagations de Visages Villages et sa forme un peu brouillon laissent une impression d’inachevé, il est finalement assez cohérent quant à la philosophie du projet de AV et JR : faire de l’art comme on navigue à l’aveugle, au gré des rencontres.

 © Allociné

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